samedi 31 janvier 2009

L'usage du monde



Photo Constance Greif


A l'est d'Erzerum, la piste est très solitaire. De grandes distances séparent les villages. Pour une raison ou une autre, il peut arriver qu'on arrête la voiture et passe la fin de la nuit dehors. Au chaud dans une grosse veste de feutre, un bonnet de fourrure tiré sur les oreilles, on écoute l'eau bouillir sur le primus à l'abri d'une route. Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s'en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l'aube se lève, s'étend, les cailles et les perdrix s'en mêlent... et on s'empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s'étire, on fait quelque pas, pesant moins d'un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.

L'Usage du monde de Nicolas Bouvier

Comment L'usage du monde est devenu un livre culte


Découvrez Various Artists!

mardi 27 janvier 2009

Xian

Monsieur X nous fit arrêter dans un faubourg de Xianyang et entrer dans un petit atelier où l'on fabriquait les silhouettes de cuir du théâtre d'ombres chinois. Sol de terre battue, deux lampes au carbure qui venaient au secours d'une ampoule suspendue à son fil nu, si faible qu'elle n'éclairait qu'elle-même, une scène improvisée faite d'un drap fixé à deux bambous et, accrochée au mur ou suspendue à des ficelles, une foule de découpes de parchemin: juges, généraux, danseurs, mandarins, chevaux, courtisanes, démons, dont certains se balançaient en silence car le vent soufflait de la rue....

Monsieur X adressa quelques phrases rauques à d'invisibles interlocuteurs qui se mirent à s'affairer derrière l'écran. Un cri à glacer le sang retentit et les lumières de l'atelier s'éteignirent. A gauche du drap, on vit apparaître un cavalier casqué, corseté dans son armure d'insecte...

C'était ahurissant de virtuosité et de magie; je crois bien n'avoir pas repris mon souffle une seule fois. La bande son: chocs parfaitement synchrones, rots de dépit, hennissement des montures, était tout aussi suggestive. Nous venions de voir le général T'chao traverser et conquérir le Turkestan chinois au début de l'ère chrétienne. En coulisse, la « troupe » (deux vieillards exquis de politesse et trois gamins morveux vifs comme des belettes, qui étaient leurs petits-enfants) nous offrit un verre d'alcool blanc. les tribulations de cette famille de marionnettistes devaient égaler celles du général Pan t'chao. Les parents avaient « disparu » à Shanghai pendant les années noires. les grands-parents s'étaient fait confisquer leur petit matériel et interdire l'exercice d'un art éminemment populaire mais inclus dans le fourre-tout de « l'héritage féodal » Depuis quelques années, ils avaient pu retrouver leur métier, leur répertoire, et se faisaient quelques sous en vendant leurs silhouettes à des gens de passage. « Ça va mieux à présent pour eux », conclut sobrement Monsieur X dont les allures d'ex-taulard mettaient manifestement tout le monde en confiance.


Journal d'Aran et d'autres lieux de Nicolas Bouvier


Découvrez Jordi Savall!

samedi 24 janvier 2009

Gil Roland marionnettiste



Les Feux Maudits (1985)

"Pourquoi cette attirance pour "les fils" , Parce que j'aime ça... Parce qu'il y en a peu, que c'est difficile, et pas à la portée de toutes les motivations.
Parce qu'une marionnette à fil possède une vie propre indépendante de la présence (même visible) du marionnettiste. Qu'elle n'a pas besoin de s'encombrer de mots pour s'exprimer, elle n'a pas de pesanteur, si cela est nécessaire, et elle peut être ce que nous, humain, ne pouvons être.
C'est aussi l'instrument qui, à nos yeux, est le plus apte à nous faire suivre cet autre axe prioritaire: intéresser et amener le large public adulte à la marionnette.

Gil Roland a exercé la marionnette pendant 25 ans dans des cabarets, cirques, croisières (le paquebot France) avant de créer des spectacles dans le cadre du Théâtre à fils.
Il a eu comme partenaire Caroline Frenehard et Alain Fert.
.
"Les feux Maudits": Maria l'ancienne raconte... Un étranger survient un soir et s'assied auprès du feu. Il y reste seul, les autres le fuient...
Jouant de la guitare, il envoûte une des filles de la tribu.
Le fiancé de celle-ci intervient. Les hommes s'affrontent. L'Etranger est tué et disparaît dans le feu.
A sa place surgit un spectre qui affolera la tribu en apparaissant chaque fois qu'on allume le feu.
Où qu'ils aillent, le spectre apparaît.
C'est la nuit, le froid, la peur, la malédiction...
.
Extrait de la revue "Marionnettes" n°5 de mars 1985 - UNIMA France


jeudi 22 janvier 2009

L'Ensecret

Gare de triage de Grenoble 7 avril 2008

« On bouge ? » Léa vient de poser une question. « On bouge » pour aller où ? Non, c’était histoire de dire, à l'instar du temps où on avait le choix ; c’était pour croire qu'on y était toujours. Un grand éclat de rire : c’est encore elle, la seule capable de réveiller l'acoustique d’un lieu jusqu’à ses plus lointaines résonances. Il doit être minuit, une heure du matin. Le gardien fait un passage, mais il comprend tout de suite la situation et n’insiste pas ; les lieux seront bien gardés même si les portes ne sont pas toutes verrouillées. Je fais une tentative pour m’extraire du fauteuil, mais à peine debout, je me rends compte qu’il vaut mieux que je me rasseye, tant le vertige me guette. Le passé me semble loin, il fait bon, je me sens si bien... Je saisis encore des bribes de conversations et des mots qui émergent. J’entends souvent le mot « plateau » associé à l’expression d’un sentiment d’enthousiasme : « Si ! Je t’assure, là-haut on vit bien, il n’y a plus de ségrégation, on y vit comme avant ! » J’essaye d’en capter plus, mais je replonge dans un demi-sommeil et me retrouve entre rêve et réalité. Je crois « voir » la salle alors que je sais pertinemment que mes yeux sont fermés. Je les rouvre pour vérifier, et en effet : je n’ai plus la même vision, plus la même perspective. Je referme les paupières et la salle réapparaît sous un autre angle. J’aperçois alors quelque chose bouger sur le mur d’en face, en un endroit où le velours est absent, une sorte de personnage peint sur le mur. Ça ressemble à un fragment de fresque égyptienne ; je distingue clairement une femme de profil. J’ai beaucoup de mal à accommoder ma vue, mais j’ai l’impression que le personnage est en relief, quasiment en trois dimensions. Les bras sont fins et me rappellent les marionnettes indonésiennes. Je cherche alors les tringles qui doivent les animer, mais ne les trouve pas. J'ai beau savoir qu'il s'agit d'une hallucination, c’est là, sous mes yeux. J’entends à nouveau les conversations, et le son d’un piano dans le lointain. Brusquement, la marionnette se met à tourner dans une danse, et je crois voir Gypsie, la gitane de Roland. « Le plateau ! » À nouveau, ce mot prononcé près de moi me fait sortir de ma fantasmagorie.

L'Ensecret de Bernard Fauren


Découvrez Jordi Savall!

mercredi 21 janvier 2009

samedi 17 janvier 2009

Paysage secret


Plateau d'Herbeys (près de Grenoble) le 16 janvier 2009

Je retrouvai Pitoef dans le grand salon du rez-de-chaussée. Certains l’appelaient le Pitoyable et ce surnom lui convenait bien aujourd’hui. Tout le monde lui concédait l’usage d’un fauteuil particulier qui était dans un coin, le plus éloigné du poste de télévision qui déversait, pendant des heures, des flots d’images, parfois sans le son ou au contraire le son à tue-tête. Ce n’était pas un bon jour pour Pitoef, mais ce n’était pas un bon jour pour moi non plus. Je tirai donc une chaise vers son fauteuil et attendis. Il parlait d’une manière délirante à sa voisine qui n’en avait cure, mais qui ne manifestait aucune irritation. C’est une disposition que nous développions avec le temps, celle de pouvoir entendre un pensionnaire délirer, sans s’énerver, sans partir, sans réagir, en restant tout simplement là. C’est ce que faisaient les thérapeutes, disons… un quart d’heure, tandis que nous, nous pouvions subir ces situations des heures durant.


Camille de Bernard Fauren



Découvrez Gary Sill!

mercredi 14 janvier 2009

I dreamed I was in the transiberian


J'allais bientôt quitter ces rues, ce pays où je ne reviendrais jamais, mais j'étais enfin dans ce bel abandon, cette façon de respirer et de penser différemment dans une ville étrangère, d'être en apesanteur avec le sentiment d'appartenir au monde, à cette humanité rêvée que je cherchais sur les visages, dans la musique de la langue, les gestes, les détails infimes qui nous relient les uns aux autres, malgré tout. Je me laissais avaler par la rumeur, le rythme, le courant invisible qui parcourait cette ville. Elle avait vaincu en moi tout ce qui faisait écran et qui me privait d'elle depuis mon arrivée, alors je la voulais toute, et pendant des heures j'avais arpenté la moindre ruelle jusqu'à l'épuisement, pour finir par me réfugier au Globus, un café en sous-sol où l'on buvait du vin et où des chanteurs et des musiciens se succédaient.

Le Canapé Rouge de Michèle Lesbre




Découvrez Goran Bregović!

mardi 13 janvier 2009

Le Canapé Rouge


Je buvais un thé sombre et amer en tentant d'apercevoir un peu du paysage que les rideaux tirés dissimulaient. Toujours la même chose et pourtant j'avais en permanence l'impression qu'il était différent, inattendu presque. Immensité sans borne où s'effaçaient mes propres limites, où je perdais ce sentiment d'éloignement qui donne un peu de vertige, d'appréhension. Je m'oubliais, ou plus exactement j'étais happée, étourdie, envivrée par cette sorte de solitude qu'engendre le voyage, cet oubli momentané des habitudes, des repères.



Découvrez Charles Aznavour!

dimanche 11 janvier 2009

Serre-moi fort... j'ai froid !


M'hammed B. Larbi

Avant ce jour terrible, je nageais en plein bonheur, bien à l’abri dans un univers aquatique, partageant mon temps entre le sommeil et les jeux que me proposait ma maman. Je ne comprenais pas très bien ce qui se passait dehors: l’enfer, le paradis, les hommes, les lois, la différence, la culture... Cela ne signifiait pas grand-chose pour moi, pas plus que la notion de temps. Un foetus de quelques jours n’en a pas besoin. A quoi bon? Il n’est en quête de rien. Il a tout pour être heureux. Ce qui comptait pour moi, c’était la musique...».



Découvrez Isabelle Aubret!

samedi 10 janvier 2009

Mundélé


Je n'ai pas envie d'atterrir à Bruxelles.
L'avion a déjà tourné deux fois au-dessus de l'aéroport national de Zaventem et je rêve qu'en raison de l'encombrement des pistes, on repart pour le Congo me déposer près du village des pygmées Babingas et que je me reccueille sur la tombe d'Aimée Bizi Bazouma...
Aimée.
Depuis le décollage, je pense à elle, avec une intensité qui me fait mal.
Rien qu'en fermant les yeux, je la vois, avec le réalisme des mondes virtuels; je n'ai qu'à tendre la main pour la toucher...
Mais laissez-moi vous raconter mon histoire...Je m'appelle Willy Thijs, j'ai 23 ans et je suis agent territorial pour le gouvernement belge au Congo...


Mundélé


Découvrez Dobet Gnahoré!

vendredi 9 janvier 2009

Malina


Dans mon appartement, je me couche par terre, je pense à mon livre qui m'a échappé, il n'y a pas de beau livre, je ne peux plus écrire, j'ai cessé depuis longtemps d'y songer, sans raison, aucune phrase ne me vient à l'esprit. Moi qui était si sûre qu'il existait et que je le trouverais pour Ivan. Aucun jour ne viendra, les hommes ne seront jamais, la poésie ne sera jamais ni les hommes, les hommes auront des yeux sombres, tout noirs, c'est de leurs mains que viendra la destruction, c'est la peste qui viendra, et cette peste qui est en eux tous, qu'ils ont tous contractée, les emportera bientôt, ce sera la fin.

Malina




jeudi 8 janvier 2009

Bénarès

A Bénarès, il est une rue qui descend doucement en serpentant,
Une artère où se répète chaque jour un événement extraordinaire.
Le soir venu, à l'heure où la nuit se pose, où la lumière des échoppes
Fait briller bracelets, pans de soie, et ustensiles variés,
Les habitants de la cité rentrent chez eux, empruntant
Les nombreux rickshaws qui descendent le long de cette avenue.
Les vélo-rickshaws de Bénarès ont une particularité étonnante,
Une sonnette placée sur la roue qui, par l'effet des rayons venant la frapper,
Produit quand on l'active une sonnerie continue et harmonieuse.
Du flot incessant des conducteurs de rickshaws avertissant de leur présence
Se répandait alors un carillon qui inondait la nuit de sa pureté,
Et remplissait la rue d'une atmosphère sonore féerique à nulle autre pareille.
Là, dans cette rue tout près du Gange sacré,
Des hommes simples, parmi les plus pauvres,
Nous offraient par le simple fait de pédaler
Une nuée de sons, cascades et tintinnabulements,
Composant une symphonie
Dont la splendeur ravive encore aujourd'hui ma mémoire endormie.
La musique céleste des rickshaws-wallahs de Bénarès.


Alain Joly



mercredi 7 janvier 2009

L'histoire se lit dans ses yeux

















Nous avons discuté, deux mots chacun. Il n'a pas voulu que je le prenne en photo, il avait secoué la tête quand je me suis intéressé à lui. Je lui ai demandé pourquoi il semblait si triste. Il m'a juste regardé fixement. J'ai pris la photo et il s'est mis en colère. J'ai regardé ses yeux, incliné la tête et je suis parti. De la voiture, je me suis retourné, il m'observait étrangement.

C'est toujours dans leurs yeux - leur histoire est cachée là.
Maneesh



Découvrez Ravi Shankar!

dimanche 4 janvier 2009

Roxane Tulkens publie à 16 ans son premier recueil de poèmes


Si tu passes,
Si tu lis,
Si tu te dis,
Que tout ce que j’écris,
Est vraiment pourri,
Alors laisse quand même un commentaire,
j’aime tellement exister, peut importe si c’est pour être aimée
ou détestée…
.
Si tu passes,
Si tu lis,
Si tu te dis,
Que tout ce que j’ai marché,
Eh bien franchement, ça te plait,
Pourquoi ne pas me l’écrire ? Sais-tu que parfois
même trois mots font plaisir ?...
.
Si tu passes,
Que tu ne veux pas lire,
Que tu n’aimes pas rire,
Que tu ne veux pas me faire sourire,
Que tu veux juste mourir,
Alors bienvenue dans mon état d’esprit, mais ce n’est
le meilleur, je te le dis,
Je t’en prie, même si tu n’as pas trop envie, souris…
.