Crédit photo : Stella Snead (Shiva's Pigeons - 1972)
J’hésitais à franchir ce bois ramolli par les éclaboussures du torrent, quand, arrivant vers moi, dans la brume des gouttelettes, j’aperçus deux silhouettes les bras écartés, courant à grands pas rythmés sur le tronc. Il s’agissait d’un couple de Tibétains. Leur visage était buriné, leur sourire ouvert sur des chicots noircis, et la fente de leurs yeux bridés se perdait dans les rides de leur peau cuivrée. Comme catapultés de plusieurs siècles en arrière, ils étaient vêtus de peaux de bêtes : une sorte de poncho de fourrure lié à la taille et des bottes de peau tenues par des croisillons de cuir, et sur leur dos, des outres et des besaces de cuir.
Ils
riaient en scrutant mes yeux bleus, ma haute taille et ma peau
blanche. En quelques minutes, sur un petit fagot de bois se mit à
bouillir une petite théière métallique aussi noircie que cabossée.
Du lait de yack fut versé d’une outre dans l’eau où avait été
jeté le thé noir. Le mélange, servi dans des pots en argile, avait
un goût rance. Je savourais la magie de l’instant : au bord
d’une rivière en furie, je partageais un thé au lait de yack sous
le soleil de l’Himalaya en compagnie de deux Tibétains d’un
millier d’années...
Aussi
vite qu’ils étaient arrivés, les Tibétains avaient replié leurs
affaires et repris leur route. Ils sautaient de pierre en pierre
jusqu’à disparaître dans l’épaisseur de la forêt, me laissant
seule devant le tronc pourri qu’il me restait toujours à
franchir... Sans hésiter plus longtemps, avec l’image de leur
apparition bien en tête, je les imitais : je courais sur le
tronc, les pieds nus écartés, les bras en croix, et hop, hop, hop,
une dizaine de pas plus tard, j’avais atteint l’autre rive